Arthur RIMBAUD
LA JAMBE COUPEE DE RIMBAUD
Le « passant considérable » et « l’opéré vivant de la poésie », (S. Mallarmé), le « visionnaire de sa propre vie », (V. Segalen, ), le « voyou », (B. Fondane), « la vie secrète de la poésie », (A. Artaud), « Rimbaud le Voyant », (A. Rolland de Renéville), « l’ange de Charleville », (P. Claudel), « l’homme aux semelles de vent », (P. Verlaine), « le génie impatient », (H. Mondor), le « surréaliste dans la pratique de la vie, et ailleurs », (A. Breton), « l’archange de la révolte », « l’explorateur », « le marchand de fusils »… Les surnoms ne lui manquent pas, qui ont alimenté son mythe. À force de mettre ses pas dans ceux du grand marcheur, n’y-t-il pas le risque, à la longue, à défaut de tout effacer, de tout brouiller ?
Le « mythe Rimbaud ! », ce commode passe-partout, nous dit Luc Decaunes. À dire vrai, nombreux sont ceux qui paraissent n’avoir eu en tête qu’un souci : exploiter les données poétiques à des fins de psychologie personnelle, c’est-à-dire escamoter l’œuvre au profit de l’individu. Voulant « expliquer » Rimbaud, de peur, sans doute, qu’il ne leur échappe définitivement, ils ont négligé pourtant le seul véritable problème : celui de l’expression, celui de la création poétique, que posait clairement un langage d’une exceptionnelle nouveauté mis au service de quelques thèmes permanents, aussi précis qu’universels. Déconcerté par cette nouveauté, ils devaient, de surcroît, rendre compte de ce qui leur paraissait une « décision injustifiable », une « monstrueuse aberration » : le renoncement à la poésie écrite. Cela ne pouvait, évidemment, s’expliquer que d’un mot : ils ont inventé l’échec de Rimbaud.
Roger Gilbert-Lecomte n’a-t-il pas raison d’écrire (in Le Grand Jeu n°2, 1929) : « Trahi sans cesse par la plupart de ses admirateurs ou esprits bas, qui cherchent à lui faire servir leurs fins innombrables et qui se jugent en le jugeant comme ils le font, il demeure invariablement la pierre de touche. Il montre la limite de tout individu parce qu’il vécut lui-même à la limite de l’individu : je veux dire que plusieurs points de son œuvre marquent le souvenir d’un être qui, ayant tendu toutes les facultés de son esprit à l’extrême des possibilités humaines, a suivi l’asymptote des impossibilités humaines. S’il a ou n’a pas vu au-delà de ses limites, il a du moins vécu béant sur cet au-delà. » Le meilleur conseil n’est-il pas celui d’Yves Bonnefoy nous disant : « Pour comprendre Rimbaud, lisons Rimbaud ! »
La question : « Qui fut-il ? », s’agissant de l’homme du « Je est un autre », n’est-elle pas futile ? Tout le monde a écrit ou croît « connaître Rimbaud », alors, comme l’écrit Alain Jouffroy qu’on n’a de souvenir réel que de sa légende. Or, Rimbaud piège à l’avance ceux qui voudraient le « fixer » dans une définition unilatérale. Mais, remarque Benjamin Fondane, pour qu’on s’empare ainsi de lui de toutes parts, pour que chacun le veuille de son côté et jusqu’à se l’arracher vivant, « il faut bien admettre qu’il y a avec Rimbaud quelque chose de nouveau et de merveilleusement efficace au monde, que cet esprit se situe, et d’effarante façon, au centre même de toutes nos angoisses ; qu’il est peut-être le seul à demander une chose que personne ne se sent capable d’accorder. Nul homme n’a, que je sache, échappé jusqu’à présent, au vœu d’unité, d’intelligibilité. Grande attirance de la simplicité !
Le poète définirait la quantité d’inconnu s’éveillant en son temps dans l’âme universelle ; voilà bien aussi le vœu profond de Rimbaud. » Le véritable prestige de Rimbaud, poursuit Benjamin Fondane - qui a pris son monde à contre-pied en écrivant son Rimbaud le voyou (Denoël, 1933) -, vient d’ailleurs, que de ses « illustres textes » : « S’il a mis son génie dans le poème, il a joué son éternité dans sa vie. Pour pouvoir « persévérer dans son être », il a dû briser son œuvre, et le poète qui était en lui. La solution de certaines questions, disait Emerson, ne se peut obtenir par la réponse oblique d’un livre, quel qu’il soit ; toute une vie d’homme ne lui est pas de trop. »
Rimbaud, un voyou ? Fondane s’explique : « Le Larousse est net sur ce point : « Individu de mœurs crapuleuses qui vit ordinairement dans la rue. » Pourriez-vous, la conscience tranquille, affirmer que Rimbaud vécut jamais autrement que dans la rue ? Rappelez-vous seulement ses fugues, ses voyages à pied, son instabilité évidente (qu’un médecin qualifia de paranoïa ambulatoire) qui lui fit parcourir toute l’Europe et l’Asie… Dans sa vie morale, il n’est pas moins instable ; c’est un marchandeur, un vagabond !... Peut-être ai-je tort d’insister si souvent sur les « laideurs » de Rimbaud ; vous ne demandez pas mieux que de les oublier. Mais précisément, il m’importe qu’on ne les oublie pas ! À quoi bon l’investir de qualités morales qu’il n’eût jamais, en en faisant tantôt un saint, tantôt un voyant ? Et au moment même de l’invention de la théorie du voyant, loin de se donner le beau rôle, loin de prendre la position hiératique du Voyant, n’écrit-il pas : « Je m’encrapule de plus en plus ?... »
On sait par ailleurs, comment Rimbaud se comporte, odieusement, il faut le dire, avec Mathilde Verlaine qui l’accueille chez elle. Mathilde est battue par Paul et le Rimbe s’amuse de ces douces torgnoles. Mais c’est en jouisseur que Verlaine dérègle ses sens, et non en explorateur, comme le fait Rimbaud. On se souvient qu’il blesse Paul Verlaine, au café du Rat Mort, de plusieurs entailles à la main, au poignet, puis de trois coups de couteau à la cuisse.
Auparavant, au Dîner des Vilains Bonshommes, Rimbaud a agressé et blessé le photographe Carjat, avec la canne-épée de Verlaine… Notre génial ami, parfois trop idéalisé, n’était pas toujours d’un abord commode, facile. Sympathique il ne l’était pas toujours. Mais, nous, cela est trop souvent oublié, d’un adolescent ou d’un jeune adulte, dirait-on aujourd’hui. Fondane ajoute : « Eh ! sans doute, je l’eusse trouvé insupportable, sans doute m’eut-il attristé ou irrité… Il ignorait trop, du moins pendant son séjour à Paris, la moindre politesse, ne savait pas mentir, ni flatter, ni être respectueux ; il était cruel pour nous et souvent injuste ; il m’eût détesté comme il eût détesté Claudel, et à plus forte raison André Breton. Un tel homme, dès lors que vous vous attachez à lui, vous contraint à vivre à une température inhumaine ; il vous pousse hors de votre route, exige de vous une endurance qui n’est point votre fait… Aussi Rimbaud est-il le type même de l’homme infréquentable, de l’homme à ne pas recevoir chez soi, en famille. Je l’aime ; mais je le hais dans la mesure même où je l’aime. »
En 1870, à quinze ans, Rimbaud l’élève modèle studieux, brillant et primé de la mother, passe du climat de l’enfance et de l’école buissonnière à l’exaltation de l’ailleurs et des routes : vagabondages, fugues vers Paris ou la Belgique. Il vit et écrit ses poèmes avec le regard neuf qu’il porte sur le monde : Tes grandes visions étranglaient ta parole. Et l’infini terrible effara ton œil bleu ! Il éclaire, il inquiète. Il s’encrapule, dérègle tous les sens, magnifique, sublime et odieux à la fois. Il n’y a plus ni entraves, ni limites, ni interdits, mais transgression, destruction : Nous ne sommes pas au monde. La vraie vie est absente. Tout est à réinventer, à rebâtir, à explorer : Ce qu’on ne sait pas, c’est peut-être terrible. Nous saurons… Notre pâle raison nous cache l’infini ! Voyant, Voleur de feu, poète prométhéen, il rêve de se libérer et de libérer l’homme de tout ce qui l’étouffe et l’écrase : Il n’aimait pas Dieu, mais les hommes, qu’au soir fauve, - Noirs, en blouse, il voyait rentrer dans le faubourg… La poésie est une entreprise de libération, de connaissance et de conquête, qui engage l’être dans son intégrité : La poésie ne rythmera plus l’action, elle sera en avant. La Révolution doit être totale, poétique, politique, sociale, morale, métaphysique. Son adhésion à La Commune - qui dure un peu plus de deux mois, du 18 mars 1871 à la « Semaine sanglante » du 21 au 28 mai 1871 -, est total et sincère, nombre de ses poèmes en témoignent : La Grand’ville a le pavé chaud, - Malgré vos douches de pétrole, - Et décidément, il nous faut – Vous secouer dans votre rôle…
Le poète est l’annonciateur de toutes les libertés et l’amour est à réinventer, comme la vie est à changer, pour rendre l’homme « à son état primitif de fils du soleil ». Et Rimbaud monté très haut et redescendu très bas, désespérant de la poésie qui n’a pas pu, pas su, comme il le voulait, changer la vie, nous dit : J’ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J’ai essayé d’inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J’ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Mais Rimbaud a transfiguré la vie, révélé un nouveau monde mental et poétique qui a fait de lui, « un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m’ont précédé, un musicien même qui ai trouvé quelque chose comme la clef de l’amour. »
La poésie de Rimbaud, ajoute Tristan Tzara (in revue Europe, 1948), garde jusqu’à nos jours, avec sa fraîcheur, son potentiel d’émotion : « Son actualité se mesure au dépaysement qu’il fit subir à la poésie, au stade où il la trouva encore embourbée, sauf quelques lumineuses exceptions, dans le désordre d’un romantisme touffu. Là réside l’authenticité de l’œuvre de Rimbaud. Moyen de connaissance, elle s’anime à la rigueur d’un esprit de conquête dirigé dans le sens de la liberté. Elle refuse de se voir cadenassée dans un système imaginaire, aussi séduisants que paraissent les arguments invoqués. »
Il n’y a pas de poésie si, d’une manière ou d’une autre, l’émerveillement du poète devant le monde n’est pas communiqué au monde merveilleux dont en partie il se réclame et qu’en partie il suscite. Il n’y a pas d’envoutement. Tout au plus un acte d’induction émotionnel, comme une entrée en matière, s’impose à lui sous la forme d’un mode de penser particulier.
Il aura suffi de cinq ans, de 1870 à 1874 (certains rimbaldiens parlent même de 1875), pour qu’Arthur Rimbaud (né le 20 octobre 1854, à Charleville) écrive son œuvre poétique, commencée à l’âge de quinze ans et achevée à l’âge de vingt ans. Cinq ans, pour que cet adolescent « épuise l’art de générations entières » et garde plusieurs générations d’avance arrachées à sa Saison en Enfer, appelée à devenir l’une ou la « principale charte » de la poésie contemporaine. L’ensemble, avec l’ajout de pièces diverses et la correspondance, ne dépasse pas quatre cents pages. Cette œuvre exceptionnelle est avant tout l’expression de la recherche de son destin par un poète : la poésie est éveil de la vie, désir d’un être neuf et harmonieux : Quels bons bras, quelle belle heure me rendront cette région d’où viennent mes sommeils et mes moindres mouvements ?
En 1870, Le Cahier de Douai. En 1870-71, les poèmes qui seront rassemblés sous le titre de Poésies. Septembre 1871, c’est la rencontre aussi déterminante qu’explosive de l’Époux infernal (Rimbe) et de la Vierge folle (Paul Verlaine). Les Vers nouveaux, sont écrits en 1872. Juillet 1873, Rimbaud achève l’écriture, à Roche, des poèmes d’Une Saison en Enfer, le seul livre qu’il fait paraître de son vivant, à compte d’auteur (la mother assure les finances), à 500 exemplaires, à Bruxelles, en octobre 1873. Dans l’ « Adieu », Rimbaud écrit : Damnés, si je me vengeais ! Il faut être absolument moderne.
La révolte adolescente qui a dressé Rimbaud contre la société (famille religion, patrie, bourgeoisie versaillaise), n’a abouti qu’à un avortement, constaté dans ces deux cris de désespoir : Société ! Tout est rétabli ! et : J’y suis ! J’y suis toujours ! Ayant constaté son impuissance à changer la vie par le moyen de la « révolte sentimentale », Rimbaud pense arriver à ses fins grâce à la magie verbale, le délire, le scandale. C’est l’évasion dans le refus. C’est aussi l’époque où le poète « joue » avec le langage et la poétique traditionnelle pour en tirer quelque chose de neuf. Tout cela abouti à la crise terrible dont la Saison en Enfer dresse le « procès-verbal » : crise de conscience, mais aussi crise de la réalité. Au-delà, il n’y a que la folie. Rimbaud aspire à plus d’âme, d’absolu, un monde sans bornes à nos rêves, nos libertés, notre amour.
C’est alors que Rimbaud opère un renversement total qui lui permet de reprendre pied parmi les choses et les hommes, sur la terre où l’attend son projet : changer la vie par l’action conjuguée du rêve et de la volonté pratique. En 1874, à Londres, il écrit son chef d’œuvre, Les Illuminations, dont il remet le manuscrit, à Stuttgart, à Paul Verlaine, le 13 février 1875, après une ultime entrevue orageuse. Les poèmes en prose, testament poétique, sont l’aboutissement d’une volonté de faire éclater le cadre des formes anciennes, volonté affichée dès le début par Rimbaud.
Les Illuminations, loin de constituer une tentative de fuite hors du monde réel, aboutissent au contraire à une prise de conscience supérieure de l’homme dans son univers, histoires, fragments, expériences, souvenirs intimes, émerveillement constant du plaisir, du désir et des sens. Les Illuminations paraissent partiellement, sur l’initiative du seul Verlaine, dans cinq livraisons de la revue La Vogue, entre mai et juin 1886. Verlaine fait paraître les Poésies complètes, aux éditions Vanier, en 1895.
Développant et incarnant une critique radicale de la poésie occidentale et de la société bourgeoise, Rimbaud défend l’émergence d’une nouvelle poésie, qui ne serait pas qu’écrite, que constituée de mots mis à la suite les uns des autres sur du papier, mais qui serait Liberté libre, révolte, amour, voyance, vol du feu, révolution interne qui pulvérise l’individualisme bourgeois. Rimbaud travaille à s’inventer, à se créer une réelle indépendance dans la société sociale et politique de son temps. « Le merveilleux nous enveloppe… comme une atmosphère, mais nous ne le voyons pas » ; sauf Baudelaire et Rimbaud, les deux plus grands poètes du XXème siècle.
Rimbaud n’entend pas « tirer » des images de cette voyance, mais une langue nouvelle, qui sera « l’âme de l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant ». Une poésie qui serait instrument de saisie et de transformation du réel, comme il l’écrit lui-même dans ses fameuses Lettres du voyant. Dès leurs parutions respectives (1912 et 1928), ces deux lettres dites « littéraires » (pour les distinguer des lettres d’Arabie ou d’Abyssinie) ont fait l’objet d’innombrables analyses.
La première (dite « la petite ») de ces deux lettres, qui contient le poème « Le Cœur supplicié », fut écrite le 13 mai 1871 et adressée à Georges Izambard, l’ancien professeur de Rimbaud, au collège de Charleville. La seconde lettre « du voyant » (dite « la grande »), qui contient les poèmes « Chant de guerre parisien », « Mes petites amoureuses » et « Accroupissements », fut adressée le 15 mai 1871 au poète Paul Demeny ; D’autres lettres « littéraires » de la même période sont également importantes, même si elles n’ont pas atteint la célébrité de ces deux lettres de mai 1871.
Par exemple la lettre à Paul Demeny du 28 août 1871, dite de « l’économie positive », ou la lettre datée « Jumphe 72 » (Juin 1872), envoyée à Ernest Delahaye, qui est essentielle sur la vision de Rimbaud sur la province, la marche à pied, la situation des ouvriers et sa vie à Paris.
Citons encore la Lettre à Georges Izambard, du 2 novembre 1870, au sein de laquelle Rimbaud évoque la « Liberté libre », dont il ne reparlera plus par la suite, mais qu’il ne cessera de mettre en pratique sa vie. Il est question ici de la révolte totale de Rimbaud, de sa révolte initiale contre sa mère, contre la religion catholique, le nationalisme, l’esprit de province ; un esprit de révolte qu’il s’est forgé lui-même à moins de seize ans et qui débouche sur une liberté totale, extrême ! Cette « liberté libre » telle que l’a pratique Rimbaud, a été à l’origine de bien des scandales, des incompréhensions y compris de la part de ses propres amis et de ses admirateurs posthumes : le vice et le sexe rimbaldien (son homosexualité), l’usage de l’alcool et de la drogue (haschisch et opium), comme méthodes de « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens », de même que son abandon de la poésie écrite, de la littérature, son lancement dans l’aventure commerciale et marchande, l’exploration scientifique de l’Afrique. Rimbaud explorateur, commerçant, formera le projet d’un ouvrage géographique sur le Harar et sa région voisine, les Gallas. Au mot d’ordre de Lautréamont : « La poésie doit être faite par tous. Non par un », Rimbaud a opposé le sien : « La vie est la farce à mener par tous. »
La plus grande singularité de Rimbaud est très certainement cette « liberté libre », qu’il aura pratiqué jusqu’au bout, jusqu’à la fin. « Je est un autre ». Cet autre prend en main la vie de Rimbaud. Nul n’a mieux illustré que Rimbaud cette vérité que la liberté de l’individu solitaire est un mirage. Seul celui qui s’est affranchi de son individualité connaît la liberté. C’est une liberté gagnée. Elle est le fruit d’une délivrance progressive, d’une lente et pénible lutte pour exorciser les chimères. On ne tue jamais les chimères, car les fantômes ne sont réels que dans la peur qui les fait naître. Se connaître soi-même, comme jadis Rimbaud le recommandait dans la célèbre Lettre du Voyant, c’est expulser les démons qui vous possèdent. Ainsi s’exprime Henry Miller, qui nous dit encore : « JE me vois en Rimbaud comme dans un miroir ». Miller, qui a consacré un essai à Rimbaud, en 1946, trouve en Arthur son frère en misère et en chimère, son frère insurgé contre la pourriture du monde. « Comme je comprends sa folie ! », écrit encore Miller, qui entend rendre son vrai visage à Rimbaud, car on vole le visage d’Arthur, on le met dans un sarcophage, on le défigure. On célèbre l’inventeur de mots, en rejetant dans l’ombre et même en dénigrant l’aventurier, le commerçant du Harar. Rimbaud parle de nous et pour nous. Il a « tout dit » sur notre monde, car il annonce le drame de la modernité.
Nombreux sont ceux qui opposent deux Rimbaud, le Voyant, qui s’adonne à une activité poétique écrite jusqu’à l’envoi de son dernier poème, « Rêve », à Ernest Delahaye, et l’Aventurier qui renonce à cette activité. Mais, si Rimbaud a quitté un matin de sa vie, très tôt, la poésie écrite, il ne s’est jamais renié. La poésie, ensuite l’errance, loin de s’opposer, traduisent le même refus, le même dégoût : refus et dégoût de ce monde « civilisé », fondé sur la puissance des uns, la misère des autres.
Dans une lettre du Harar, Rimbaud oppose les indigènes abyssins aux Blancs civilisés : « Les gens du Harrar ne sont ni plus bêtes ni plus canailles que les nègres blancs des pays dits civilisés ; ce n’est pas du même ordre, voilà tout. Ils sont même moins méchants, et peuvent, dans certains cas, manifester de la reconnaissance et de la fidélité. Il s’agit d’être humain avec eux. » Ce monde qui a mis depuis longtemps dans l’esprit des hommes, que vivre c’est souffrir et mourir. « Nous ne sommes pas ou monde, la vraie vie est absente » : le poète rêvait de vivre, c’était toute sa chimère. Vivre sur « des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie. » Fondane dira : « Et Rimbaud part dans le monde. Il quitte tout, il se quitte… Mais pourquoi donc Rimbaud voulait-il que la poésie transportât délibérément des montagnes ? (..) Autre était sa tâche, sans doute. Autres, ses possibilités. C’est tout à l’honneur de Rimbaud qu’il ne voulût la croire sur parole. Il crut à sa paresse, à son inertie. Il allait, à lui seul, au prix de toutes les formes de la souffrance et de la folie, des plus indicibles tortures, changer pour toujours l’orientation de la poésie et jusqu’à sa signification. Il échoua. Mais là n’est pas la question. Dans sa chute, il entraîna avec lui le grand corps de sa victime. De ce corps à corps furieux, la poésie garda une morsure, une fatigue, une lassitude terribles, sinon une angoisse inavouable et d’ailleurs inavouée. Rimbaud s’est tu ; il est mort. Mais même après sa mort, la poésie continua à douter d’elle-même, le poète s’efforça de cesser d’être bête, travailla à se rendre voyant. Ne devient pas voyant qui veut… Exigeant de la poésie tout autre chose que de rendre « harmonieux » ses cris et ses tourments, Rimbaud dut s’apercevoir qu’elle se cabrait, regimbait, refusait de lui livrer les « pouvoirs » qu’il lui réclamait. Comment eût-il cru qu’elle le possédât ? Il conclut donc à son néant. Mais si la poésie, même soumise à la question, meurtrie, refusait de lui livrer « la vraie vie », c’est qu’elle n’en possédait pas le premier mot. Son rôle est plus petit, plus obscur ; en vérité, elle ne sait, ni ne sut jamais, quel est son rôle. En-a-t-elle un seulement ? Tout ce qu’il lui est donné de savoir c’est qu’elle existe, qu’elle ne peut s’empêcher d’exister. Tuée, elle ne peut que ressusciter. »
En 1875, Rimbaud est en Allemagne, puis en Italie, avant son retour à Charleville. En 1876, Rimbaud s’engage dans l’armée coloniale des Pays-Bas, est conduit à Batavia, d’où il revient en France, ayant déserté trois semaines après son arrivée. Le 31 décembre 1876, il est de nouveau à Charleville.
1877 : Rimbaud repart à pied pour la Hollande, Hambourg, passe en Suède et au Danemark. En septembre on le retrouve à Marseille puis à Rome. En 1878, il est à Chypre, revient en France l’année suivante. À l’automne 1879, Arthur Rimbaud est à Roche dans la ferme familiale, malade et impatient. Il décide de partir avec l’objectif d’embarquer vers Alexandrie. Mais c’est un faux départ. Il arrive à Marseille fiévreux, décharge des bateaux. Rimbaud encore frêle et fragile doit rebrousser chemin et revenir, encore une fois, à Roche, où le froid et la pluie l’attendent. Pendant ses voyages, la sécheresse et la soif l’ont émacié, vieilli ; et il semble pâle comme l’écume des mers qu’il a traversées. Mais il semble que Rimbaud ne soit libre qu’ailleurs, à l’étranger, au soleil.
Ernest Delahaye lui rend alors visite et raconte la transformation de son ami : « Je ne reconnus d’abord que ses yeux si extraordinairement beaux ! - à l’iris bleu clair entouré d’un anneau plus foncé, couleur pervenche. Les joues, autrefois rondes, s’étaient creusées, équarries, durcies. La fraîche carnation d’enfant anglais qu’il conserva longtemps avait fait place dans cet intervalle de deux années au teint sombre d’un Kabyle. Le soir, après dîner, je me risquais à lui demander s’il pensait toujours... à la littérature. Il eut alors, en secouant la tête, un petit rire mi-amusé, mi-agacé, comme si je lui eusse dit : « Est-ce que tu joues encore au cerceau ? » et répondit simplement : - Je ne m’occupe plus de çà. » Rimbaud a dit « merde à la poésie écrite » comme il a dit « merde à Dieu ».
Rimbaud, vingt-cinq ans, repart à Chypre en 1880. De là il gagne Aden (Yémen), le 7 août 1880. Il y trouve un emploi à la Maison Viannay, Mazeran, Bardey et Cie, qui fait le commerce de peaux et de café. À Aden, Rimbaud est chargé d’organiser les opérations de triage et d’empaquetage de café. Le 10 novembre 1880 Bardey nomme Rimbaud à Harar (Éthiopie), où il arrive « après vingt jours de cheval dans le désert somali », le 11 décembre 1880. Rimbaud est chargé d’acheter le café moka, cultivé sur le plateau du Harar, mais aussi de l’ivoire, de l’or, des parfums et des peaux. Rimbaud est accepté par les différentes populations de la région, grâce sa simplicité, sa connaissance de leurs langues, son respect des coutumes et sa volonté d’adaptation à leur culture et ce, contrairement à la grande majorité des occidentaux. Est-ce en raison de cela, d’une réputation respectueuse naissante, qu’aucune des caravanes dirigées par Rimbaud ne sera attaquée pendant dix ans ?
Durant toute cette période, Rimbaud n’écrit pas, n’écrit plus de poèmes, mais il n’arrête absolument pas d’écrire, comme en témoigne sa correspondance, ses notes et rapports destinés à la Société de Géographie, ses articles pour les journaux. Fragile, foudroyé, ce que met en avant Rimbaud, c’est le goût de la liberté qui irrigue son œuvre et l’unifie à sa vie. Il a laissé tomber la littérature car il s’est rendu compte qu’elle n’avait pas les pouvoirs qu’il croyait pour modifier le réel.
Rimbaud n’est heureux que libre. Être libre, pour lui, veut dire partir pour l’inconnu, élargir son espace de vie, fuir l’ennui, l’enracinement, l’ankylose de l’esprit comme du corps. Car le grand risque, la pire des hantises du Rimbe, c’est l’ennui. Le remède ? Partir ! N’avait-il pas écrit dans Une Saison en Enfer : Ma journée est faite. Je quitte l’Europe. L’air marin brûlera mes poumons, les climats perdus me tanneront. Le poète a tenu parole. Aden et Harar sont deux lieux très importants dans la mythologie rimbaldienne. Il y vit sans grand luxe, dépouillé d’une civilisation occidentale qu’il rejette. Rimbaud était un inadapté social en Europe et il est libre en Afrique. Pendant dix ans, Rimbaud circule entre Aden et Harar, parle arabe, lit le Coran, apprend les langues locales, sillonne à pied ou en caravane toute la région.
Le 22 octobre 1885, Rimbaud écrit à Vitalie Rimbaud, sa mère : « Quand vous recevrez ceci, je me trouverai probablement à Tadjoura, sur la côte Dankali annexée à la colonie d’Obock. J’ai quitté mon emploi d’Aden, après une violente discussion avec ces ignobles pignoufs qui prétendaient m’abrutir à perpétuité… Il me vient quelques milliers de fusils d’Europe. Je vais former une caravane et porter cette marchandise à Ménélik, roi du Choa… »
Le 18 novembre 1885, Rimbaud ajoute : « … Je suis heureux de quitter cet affreux trou d’Aden, où j’ai tant peiné. Il est vrai aussi que je vais faire une route terrible : d’ici au Choa (c’est-à-dire de Tadjoura au Choa) il y a une cinquantaine de jours de marche à cheval par des déserts brulants… Si le roi me paie sans retard, je descendrai aussitôt vers la côte avec environ vingt-cinq mille francs de bénéfice… » Rimbaud évoque sa « fameuse » expédition (une caravane composée d’une cinquantaine de chameaux et d’une trentaine d’hommes armés) de fusils (2.040) et de cartouches (60.000) à Ménélik II, roi du Choa, le futur empereur d’Éthiopie, de 1889 à 1913. Lorsque Rimbaud arrive à Entoto, au camp de Ménélik, ce dernier est absent, parti combattre l’émir Abdullaï pour s’emparer d’Harar. Ménélik rentre triomphalement le 5 mars 1887. Il n’a plus vraiment besoin d’armes ni de munitions, car il en ramène en grande quantité. Il accepte néanmoins de négocier le stock de Rimbaud à un prix très inférieur à celui escompté.
Dans une lettre à sa famille, écrite au Caire, le 23 août 1887, Rimbaud dresse le bilan de son expédition au Choa : « … Je vous ai déjà expliqué comme quoi, mon associé était mort, j’ai eu de grandes difficultés au Choa, à propos de sa succession. On m’a fait payer deux fois ses dettes et j’ai eu une peine terrible à sauver ce que j’avais mis dans l’affaire. Si mon associé n’était pas mort, j’aurais gagné une trentaine de mille francs ; tandis que je me retrouve avec les quinze mille que j’avais, après m’être fatigué d’une manière horrible pendant près de deux ans. Je n’ai pas de chance ! » Plus loin Rimbaud se plaint de son état de santé : « Je suis très affaibli, après sept années de fatigues qu’on ne peut s’imaginer et des privations les plus abominables… Je me trouve tourmenté ces jours-ci par un rhumatisme dans les reins, qui me fait damner ; j’en ai un autre dans la cuisse gauche qui me paralyse de temps à autre, une couleur articulaire dans le genou gauche, un rhumatisme (déjà ancien) dans l’épaule droite ; j’ai des cheveux absolument gris. Je me figure que mon existence périclite ! »
En février 1891, Arthur commence à parler de sa maladie et écrit à sa mère : « Je vais mal à présent. Du moins, j’ai à la jambe droite des varices qui me font souffrir beaucoup. Voilà ce que l’on gagne à peiner dans ces tristes pays ! Et ces varices sont compliquées de rhumatismes. »
Rimbaud demande à sa famille de lui expédier des bas à varices. Il décrira plus tard, de son lit d’hôpital, l’évolution de sa maladie : une douleur dans le genou, puis un gonflement à la partie supérieure de la cuisse, rendant la marche difficile. En même temps, il perd l’appétit et le sommeil.
Vers le 15 mars, Rimbaud est contraint de s’aliter et décide de quitter Harar. Il pense ne souffrir que d’une douleur arthritique causée par la fatigue, le chaud et le froid : « Le climat de Harar est froid de novembre à mars. Moi, par habitude, je ne me vêtais presque pas : un simple pantalon de toile et une chemise de coton, avec cela des courses à pied de quinze à quarante kilomètres par jour, des cavalcades insensées à travers les abruptes montagnes du pays. »
Le 7 avril, après avoir liquidé ses affaires, Rimbaud quitte Harar dans une civière, portée par seize hommes. Après douze jours d’un voyage harassant de trois cents kilomètres dans le désert, il arrive sur la côte à Zeilah, d’où il embarque sur un vapeur pour rejoindre en trois jours Aden. À l’Hôpital anglais ou Rimbaud demeure hospitalisé, le médecin diagnostique une synovite très avancée et songe un moment à une imputation, avant de lui conseiller de revenir en France.
Le 9 mai, Rimbaud embarque sur le vapeur Amazone à destination de Marseille, où il est admis à l’hôpital de La Conception, le 20 mai 1891. Le diagnostic médical est : néoplasme de la cuisse. Il est admis comme pensionnaire au tarif de dix francs par jour, à la salle des officiers.
Le 23 mai, Rimbaud écrit à sa famille : « Je suis mal, très mal. Je suis réduit à l’état de squelette par cette maladie de ma jambe droite, qui est devenue, à présent, énorme et ressemble à une grosse citrouille. » La veille, Rimbaud leur avait télégraphié : « Venez à Marseille par train express. Lundi matin, on ampute ma jambe. Danger de mort. Affaires sérieuses à régler. »
Le lundi 25 mai, les docteurs Nicolas et Pluyette, procèdent à l’amputation, assistés par deux jeunes externes. Les suites opératoires sont normales, mais Rimbaud supporte mal la situation : « Je souffre d’une forte névralgie à la place de la jambe coupée… Je ne fais que pleurer jour et nuit. Je suis un homme mort. Je suis estropié pour toute ma vie. »
Le 23 juin, Rimbaud écrit : « Enfin, notre vie est une misère sans fin. Pourquoi donc existions-nous ? » En juillet : « Je me suis fait faire une jambe de bois, très légère, vernie et rembourrée, fort bien faite. Je l’ai mise il y a quelques jours et essayé de me traîner en me soulevant sur les béquilles, mais je me suis enflammé le moignon et ai laissé l’instrument maudit de côté. Ma vie est passée, je ne suis qu’un tronçon immobile. »
Le 23 juillet 1891, Rimbaud quitte l’hôpital de La Conception pour rejoindre la ferme familiale de Roche, dans les Ardennes. Malgré plusieurs tentatives de sortie en calèche et les soins attentionnés de sa sœur, Rimbaud est tenaillé par des douleurs, qui le privent de sommeil. Les tisanes de pavot, qu’on lui prépare, provoquent agitation et hallucinations. Rimbaud, persuadé que la pluie et le froid des Ardennes l’empêchent de guérir, décide de repartir pour Marseille, d’où il espère prendre le bateau pour retourner à Aden, sous le soleil d’Afrique.
Accompagné de sa sœur Isabelle, Rimbaud prend le fameux « Paris-Lyon-Marseille », l’une des premières lignes de train, privées, créée en 1860 et arrive épuisé, à Marseille. Il est de nouveau hospitalisé à La Conception, le 24 août 1891. Son état se détériore. Les douleurs sont telles, qu’il est placé sous morphine et perd conscience. Sa sœur Isabelle, qui loge en ville, se rend tous les jours à son chevet. Un mois plus tard, elle rapporte à sa mère les réponses des médecins : « Sa vie est une question de jours, de quelques mois peut-être. »
Le 9 novembre, Rimbaud se dresse soudainement et dicte à sa sœur une lettre incohérente au directeur des Messageries Maritimes : « Dites-moi à quelle heure je dois être transporté à bord. » Arthur Rimbaud meurt le lendemain, à dix heures du matin. Il avait trente-sept ans. Sa dépouille est transférée à Charleville alias « Charlestown[1] ».
Christophe DAUPHIN
(Revue Les Hommes sans Epaules).
[1] Rimbaud surnomme Charleville, « Charlestown », la « ville natale supérieurement idiote entre les petites villes de province ». Roche est « Laïtou » (un trou - lettre à Ernest Delahaye, mai 1873 : « La Mother m'a mis là dans un triste trou »). Paris est « Parmerde ».
Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules
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Dossier : René DEPESTRE ou l’Odyssée de l’Homme-Rage de vivre n° 50 |